J’interviendrai en tant qu’opérateur, notamment pour vous par-
ler des relations entre les inter-
venants dans l’acte d’aménagement et
surtout pour essayer de déceler s’il y a
réellement des instances d’arbitrage, et
lesquelles. Je le ferai en fonction d’une
triple expérience professionnelle : tout
d’abord dans le champ de l’urbanisme,
à l’atelier parisien d’urbanisme,
confronté aux problèmes de concep-
tion et de planification ; puis dans le
domaine de la construction, essentiel-
lement au service de l’Etat, puisque j’ai
eu la chance d’oeuvrer à ce que l’on a
appelé les grands projets, pendant 7
ans ; enfin, dans le secteur de l’aména-
gement opérationnel, aujourd’hui, à la
SCET qui, comme vous le savez, anime
un réseau d’environ 150 sociétés
d’économie mixte d’aménagement. La
constante de ces expériences diverses
est la ville. Le seul point d’accroche
réel le projet.
Oui parle de la ville ? les modèles dominants
Vous célébrez aujourd’hui le mariage
entre les architectes des Bâtiments de
France et les urbanistes de l’Etat. Ten-
ter de réduire la distance entre les
architectes, profession bien établie, et
les urbanistes, profession aux contours
particulièrement flous, me semble
affronter un vrai problème posé par à
l’histoire récente de l’aménagement en
France. La lutte entre la conservation
et la création est vraiment au coeur du
débat sur l’aménagement depuis 20
ans, avec, pour l’instant, une victoire
des forces de la préservation et du
modèle culturel de la ville ancienne.
Les beaux temps où tout était simple
et clair, où dominait un modèle affirmé
de ville fonctionnelle sont révolus.
Vous allez pouvoir débattre entre vous
de ces problèmes. Vos débats seront
agités, et, en ce sens, il est bien de
vous être rapprochés.
Il est intéressant de tirer un enseigne-
ment de la succession dans le temps,
au cours des trente dernières années,
des métiers qui ont tour à tour mono-
polisé la parole sur la ville. D’abord les
grands ingénieurs, avec leur vision très
optimiste des capacités de l’aména-
geur, des capacités de transformation
de la ville à partir des grandes infra-
structures, des grands modèles fonc-
tionnalistes. Ils ont cru à la ville créée
de toute pièce sur un plan, à la ville
projetée à l’an 2000. Il faut garder
quelque chose de ce souffle. La planifi-
cation s’est ensuite totalement effacée.
Il y a eu une période de flou dans les
années 70. Puis dans les années 80,
largement, grâce aux “grands projets”,
la parole sur la ville a été donnée aux
grands architectes. Dans les grands
médias d’aujourd’hui, la ville est traitée
par Jean Nouvel, Paul Andreu, Chris-
tian de Portzamparc, Paul Chemetov.
On leur demande ce qu’ils pensent de
la ville, quel doit être le modèle de la
ville de demain. C’est d’eux que l’on
attend la réponse. Il y a les architectes
et le Maire. Dans ce tête à tête, l’urba-
niste a aujourd’hui disparu. À côté, ins-
trumentalisés, il y a les opérationnels :
les DDE pour les routes et les ponts, et
les SEM, qui font les ZAC. Tout ceci
est très éclaté, à tel point que l’on peut
effectivement se demander s’il n’y a
pas aujourd’hui une totale absence de
maîtrise d’ouvrage urbaine ; ce que je
crois. Est-il possible de la reconstituer
? Je me garderais bien d’avoir la pré-
tention de répondre à cela. Je voudrais
quand même en examiner avec vous
quelques-unes des conditions.
Quels acteurs de l’aménagement urbain ?
Je vais être très rapide sur ce point
puisque les acteurs qui interviennent sur
la ville ont fait pour l’essentiel l’objet des
deux interventions précédentes. Ce qui
me frappe le plus, c’est l’émiettement des
acteurs publics et surtout leur déhiérar-
chisation. L’irruption des collectivités
locales est l’un des facteurs de cet éclate-
ment, car aucune collectivité territoriale
n’est supérieure à une autre. Face à la
multiplication et à la non hiérarchisation
des acteurs publics, s’est opéré, au cours
des vingt dernières années, un regroupe-
ment et une concentration colossale des
acteurs privés : concentration des
acteurs dans le BTP, concentration entre
BTP et promotion, entre promotion et
aménagement privé, puis entre BTP,
promotion-aménagement privé et ser-
vices urbains. Nous nous trouvons donc
avec trois ou quatre grands opérateurs
nationaux. Nous avons en face 36 000
maires (ils se regroupent de temps en
temps), les Présidents de SIVOM, de dis-
tricts, communautés urbaines, les préfets,
les sous-préfets à la ville. agissant sou-
vent de manière peu cohérente. Certes
les grands groupes ne sont pas organisés
comme des armées, mais, malgré tout,
leurs filiales répondent à une logique de
groupe. C’est un point très important
lorsqu’on pense à la ville telle qu’elle se
fait aujourd’hui. Par exemple, quand on
signe avec un grand groupe un protocole
sur tel quartier en difficulté, il faut
d’abord se demander pourquoi ce groupe
intervient, ce qu’il cherche.
Tout ce qui fait irruption aujourd’hui à la
une de la presse, tous les manquements
à la transparence que je n’évoquerai pas
ici, vont peut-être permettre d’aller
regarder plus au fond des choses, de
mettre à jour la logique des différents
acteurs publics et privés, leurs stratégies.
Il faut, en effet, porter attention à
l’émergence d’un troisième acteur
considérable : est-ce le public, ou les
associations, ou les journalistes
relayant les associations ? Son inter-
vention se traduit par la multiplication
du contentieux. À tel point que l’on se
demande si le juge ne fait pas la ville
(urbanisme de prétoire). Ainsi beau-
coup de facteurs empêchent de faire la
ville. Le marché en crise s’ajoute à cet
espèce de grand conservatisme qui a
tout emporté dans notre culture de la
ville, pour rendre plus difficile toute
action volontaire d’aménagement.
Voilà, à mon sens, la situation confuse
des acteurs de la ville. Il est normal que
tous ces acteurs interviennent. “L’urba-
nisme, par sa nature même est une com-
pétence partagée” (P. Hocreitère). C’est
un point de fond que les administrations
et les grands corps de l’Etat doivent bien
avoir en tête. Aménager un quartier, ce
n’est pas comme protéger un bâtiment
historique appartenant à l’Etat, etc. Ce
n’est pas une fonction régalienne. Je vais
V revenir dans un instant.
S’il est normal que tous ces acteurs
interviennent, il est important que
chacun reste dans son domaine de
compétence, que chacun connaisse la
logique de l’autre, ne soit pas dupe.
Chacun a une mission, un rôle, une
stratégie. Il faut chercher à les clarifier
au maximum lorsqu’on entreprend un
projet. Il ne faut pas établir de faux
partenariats sur de faux concessus.
- Les échelles d’intervention
Un autre aspect fondamental à considé-
rer dans l’acte d’aménagement, c’est le
sens de l’échelle de l’intervention dans
l’espace et dans le temps… Je crois, à cet
égard, que ce qui caractérise la ville
d’aujourd’hui est la multiplication des
échelles (comme il y a eu la multiplica-
tion des acteurs) ; ce qui qui rend le
modèle nostalgique sous-jacent assez
inopérant, c’est qu’il l’ignore. Le problè-
me des grandes agglomérations, mais
aussi des villes moyennes, est de faire
coexister et de bien articuler : l’échelle
domestique, l’échelle de la ville qui était
l’échelle haussmannienne (l’unité de la
ville, l’image mentale dont on est fier)
l’échelle de l’agglomération métropolitai-
ne et l’échelle de territoires plus larges,
régional, national, voire international.
L’ensemble de ces niveaux se recoupe au
coeur des agglomérations. La richesse de
Paris intra-muros tenait à la superposi-
tion de la trame d’Haussmann à la trame
moyenageuse.
François Lover a montré le soin
apporté à la conception des espaces
d’articulation des deux échelles. Les
lieux de plus grande densité de vie
urbaine sont les lieux de rencontre de
l’échelle presque domestique, avec sa
profondeur, et de l’échelle de la ville
facilement lisible où l’on circule bien,
on se repère.
Aujourd’hui, s’ajoute une troisième échel-
le que l’on n’a pas su intégrer ; pensons
au boulevard périphérique parisien, à
l’A86, à l’arrivée de l’autoroute sur les
quais de la Joliette à Marseille. On ne
sait plus articuler cette troisième échelle
avec l’espace urbain dans lequel elle fait
irruption. Il y a là, notamment pour les
services de l’Etat, les architectes, les
urbanistes, un thème de réflexion, un
thème d’atelier, un domaine pratique
important à défricher. Ces échelles sont
en effet très prégnantes dans la vie des
citadins. La même personne, un petit
peu comme elle est successivement pié-
ton et automobiliste, vit tour à tour dans
ces différents espaces. C’est de la qualité
de leur enchaînement et de leur articula-
tion que va dépendre l’agrément de la
vie urbaine, comme, sur le plan fonction-
nel, la réussite d’un aménagement.
À Argenteuil, la cité du Val d’argent
a reçu, il y a vingt ans, quand elle a
été édifiée, un prix de l’urbanisme à
l’exposition universelle d’Osaka. Or, il
n’y avait été prévu aucun raccord
entre le système du quartier sur dalle
et l’environnement. On s’est récem
ment posé la question : Faut-il détruire
la dalle ? La meilleure réponse est :
travailler les raccords. Réellement ce
sont là des points de travail pratique.
Il faut être humble, travailler à la lumière
de l’histoire. Retrouver une culture de la
ville est indispensable. Les architectes, en
général, et aujourd’hui beaucoup d’entre
eux essaient d’y pallier, ont une culture
du projet de bâtiment, une connaissance
sociologique, ou cinématographique de la
ville, mais peu de culture du projet
urbain et de l’économie de l’aménage
ment. Il faut regarder les plans parcel
laires, la stratification historique de
l’espace urbain, rechercher les méca
nismes qui ont produit cette stratifica
tion, élaborer des atlas des formes
urbaines. Avec humilité. Après la série
d’expériences des vingt à trente der
nières années, on ne sait pas si on peut
aujourd’hui recomposer l’espace. Comme
l’écrivait H. Michaux “Tout a été décom
posé”, la mélodie a été décomposée, le
tableau a été décomposé, la ville a été
décomposée plus encore. Peut-on
recomposer la ville aujourd’hui ? Au-delà
des modèles disparus, ce que l’on sait, je
crois, à peu prés sûrement, c’est que le
“déjà-là”, le site, le lieu et l’histoire du
lieu sont les bases les plus sûres, les
points d’accroche les plus solides du tra
vail de l’aménageur.
Il s’agit là d’ un travail très pragmatique
et je pense que votre expérience, celle
par exemple des architectes des bâtiments de France, doit pouvoir opérer une sorte de transfert à une échelle plus grande, pour que toute cette connaissance des lieux, de leur structuration dans l’histoire, que vous avez accumulée serve
véritablement de fondement, plus que çà
n’est le cas aujourd’hui, à la conception
de projets innovants.
Jean-Louis SUBILEAU
Directeur de la SCET